Chapitre 12

 

Richard aurait juré qu’il venait de s’endormir quand Emma le réveilla. Si le soleil n’était pas encore levé – comme les autres occupants de la maison –, les coqs saluaient déjà les premières lueurs de l’aube. Une bonne odeur de cuisine fit gargouiller l’estomac du Sourcier. Toujours souriante, mais moins épanouie que la veille, Emma disposa sur la table un somptueux petit déjeuner. Chase, annonça-t-elle, avait déjà mangé et s’occupait de charger les chevaux.

Richard avait toujours trouvé Kahlan superbe dans son étrange robe. Sa nouvelle tenue, décida-t-il, n’enlevait rien à son charme. Pendant qu’elle parlait des enfants avec Emma, Zedd se répandant en compliments sur la nourriture, il pensa à ce qui les attendait.

Chase se campa sur le seuil de la porte et son imposante silhouette occulta les premiers rayons du soleil. Kahlan sursauta à la vue de son accoutrement. Une cotte de mailles passée sur sa tunique de cuir ocre, il portait un épais pantalon noir, des bottes montantes et un manteau. Des gants noirs étaient glissés à sa ceinture, également noire et fermée par une boucle d’argent ornée de l’insigne des garde-frontière. Quant aux armes, il en avait assez, accrochées un peu partout, pour équiper une petite armée. Sur un gaillard ordinaire, cela aurait prêté à rire. Avec lui, c’était effrayant. Le danger fait homme, capable de tuer avec chacune de ses armes. Le répertoire d’expressions du garde-frontière, très limité, comptait deux grands classiques : l’indifférence feinte et la rage meurtrière. Aujourd’hui, il avait choisi la deuxième option.

Au moment où ils sortirent, Emma donna à Zedd un petit paquet.

— Du poulet rôti… dit-elle.

Le grand et noble sorcier lui adressa un sourire radieux et l’embrassa sur le front. Kahlan la serra dans ses bras et promit de faire son possible pour qu’elle récupère bientôt les vêtements de sa fille.

— Sois prudent… chuchota Emma à Richard quand il l’étreignit à son tour.

Puis elle posa sur la joue de son mari un baiser qu’il accepta de bon cœur.

Chase remit à Kahlan un coutelas glissé dans un fourreau et lui conseilla de ne jamais s’en séparer. Quand Richard demanda s’il pouvait aussi emprunter un couteau, puisqu’il avait laissé le sien chez lui, le garde-frontière défit un des harnais croisés sur sa poitrine et tendit une lame à son ami.

— Vous pensez avoir besoin de cette… armurerie ambulante ? demanda Kahlan.

— Si je n’emportais pas cette ferraille, répondit Chase, je parie ma chemise que nous le regretterions !

Par ce beau matin d’automne, dans l’air piquant, la petite colonne— Chase en tête, suivi par Zedd, Kahlan et Richard – traversa au trot les bois de Hartland. Un faucon dessinait de grands cercles au-dessus des cavaliers – un avertissement sans équivoque, au début d’une journée.

Mais parfaitement inutile aujourd’hui, pensa Richard.

Au milieu de la matinée, ils quittèrent la vallée de Hartland et s’engagèrent sur les hauts plateaux de la forêt de Ven. Près du lac Trunt, ils rejoignirent la piste des Fauconniers et prirent la direction du sud. Le nuage en forme de serpent les suivait comme leur ombre. Richard se réjouit d’entraîner l’espion le plus loin possible des enfants et d’Emma… Devoir s’enfoncer autant au sud pour passer de l’autre côté de la frontière l’ennuyait, car le temps leur était compté, mais Chase ne connaissait aucun autre passage.

À mesure qu’ils avançaient, les arbres à feuillage cédèrent la place à de vénérables conifères si imposants qu’on se serait cru en train de traverser un canyon. Les troncs atteignaient des hauteurs vertigineuses avant que ne pointent les premières branches. À l’ombre de ces végétaux centenaires, Richard se sentit soudain tout petit.

Depuis toujours, il adorait voyager et ne s’en privait pas. Pour un peu, il se serait cru lancé dans une de ses randonnées habituelles. Mais la destination, aujourd’hui, lui était inconnue. Et le danger les guettait. Très inquiet, Chase leur avait répété ses mises en garde. De la part d’un homme que rien n’impressionnait, c’était suffisant pour doucher l’enthousiasme du Sourcier.

Il regarda ses compagnons.

Chase, un spectre noir armé jusqu’aux dents, autant redouté par ceux qu’il protégeait que par ceux qu’il traquait, mais qui n’inspirait aucune crainte aux enfants.

Zedd, une silhouette décharnée aux cheveux blancs vêtue d’une simple tunique. Volontiers souriant, faussement immodeste et ravi comme un gosse d’avoir pour tout bagage du poulet rôti dans un sac. Cela dit, il maîtrisait le feu magique et les dieux savaient quoi d’autre !

Kahlan, courageuse, déterminée et détentrice d’un pouvoir secret… Une jeune femme envoyée en Terre d’Ouest pour obliger le grand et noble Zedd à nommer le Sourcier.

Ils étaient tous ses amis. Pourtant, chacun à sa façon, ils le mettaient mal à l’aise. Lequel était le plus dangereux ? S’ils le suivaient sans poser de questions, c’étaient eux, d’une certaine manière, qui lui montraient le chemin. Tous avaient juré de protéger le Sourcier au péril de leur vie. Mais séparément ou ensemble, ils ne faisaient pas le poids contre Darken Rahl et leur mission semblait sans espoir.

Zedd s’était déjà attaqué au poulet ; des os méticuleusement rongés volaient de temps en temps par-dessus son épaule. Au bout d’un moment, il pensa à partager son festin avec les autres. Occupé à scruter le paysage, surtout sur le côté gauche du chemin, celui de la frontière, Chase déclina sa proposition. Kahlan et Richard acceptèrent, étonnés que leur ami n’ait pas déjà fait un sort à la malheureuse volaille.

Quand la piste s’élargit, Richard vint chevaucher près de son amie. Sentant que l’air se réchauffait, elle enleva son manteau et fit au Sourcier le sourire très spécial qui semblait lui être réservé.

— Zedd, lança soudain Richard, un grand sorcier comme toi ne peut rien contre ce fichu nuage ?

Le vieil homme leva les yeux au ciel puis les baissa sur son jeune ami.

— Figure-toi que j’y ai déjà pensé ! Je dois pouvoir agir, mais j’attendrai encore un peu, pour ne pas attirer l’attention de nos ennemis sur la famille de Chase.

En fin d’après-midi, ils croisèrent un vieux couple de forestiers que Chase connaissait bien. Impassible sur sa monture, il écouta de nouveaux récits sur les créatures qui jaillissaient de la frontière. Ces rumeurs, comme Richard le savait désormais… n’en étaient pas !

Chase témoigna un grand respect aux deux vieilles personnes, comme il le faisait avec presque tout le monde. Le couple tremblait pourtant de peur devant lui.

— J’enquêterai sur ces affaires, conclut-il. En attendant, évitez de sortir après le coucher du soleil.

Ils continuèrent longtemps après la tombée de la nuit, campèrent dans un bosquet de pins et repartirent dès que les premières lueurs de l’aube apparurent dans le ciel derrière les montagnes qui matérialisaient la frontière. Encore fatigués, Richard et Kahlan firent un concours de bâillements tout en chevauchant.

La forêt, moins dense, était désormais semée de prairies verdoyantes aux senteurs enchanteresses. La piste, qui serpentait toujours vers le sud, les éloigna temporairement de la frontière. Chaque fois qu’ils passèrent devant des fermes, leurs propriétaires s’éclipsaient dès qu’ils apercevaient Chase.

Le paysage devint de moins en moins familier à Richard, qui s’aventurait rarement si loin dans la partie méridionale du pays. Il ouvrit grand les yeux et enregistra mentalement tous les points de repère qui pourraient se révéler utiles. Après un repas froid, vers midi, ils se remirent en route et s’approchèrent de nouveau des montagnes. En fin d’après-midi, longeant quasiment la frontière, ils aperçurent les squelettes décharnés des arbres tués par la liane-serpent. Alors que la lumière du soleil couchant parvenait à peine à percer les frondaisons, Chase changea de comportement. Lointain, le visage dur, il regardait sans cesse autour de lui et mit plusieurs fois pied à terre pour étudier le sol.

Quand ils croisèrent un ruisseau aux eaux glacées et boueuses qui descendaient des montagnes, Chase s’arrêta pour scruter les ombres. Ses amis attendirent, les yeux tournés vers la frontière. Dans l’air, Richard sentit l’odeur de putréfaction de la liane tueuse.

Chase les conduisit un peu plus loin, sauta de son cheval, s’agenouilla et examina de nouveau le sol. Puis il se releva et tendit les rênes de sa monture à Zedd.

— Attendez ici… dit-il simplement.

Ses compagnons le regardèrent s’enfoncer dans la forêt.

Pour brouter en paix, le grand cheval de Kahlan dut chasser à grands coups de museau les mouches qui lui tournaient autour.

Chase revint, mit ses gants noirs et reprit à Zedd les rênes de sa monture.

— Je veux que vous repartiez. Ne m’attendez pas et ne vous arrêtez sous aucun prétexte. Surtout, ne vous éloignez pas de la piste.

— Que se passe-t-il ? demanda Richard. Qu’as-tu découvert ?

— Les loups se sont nourris, mon ami… Je vais enterrer ce qui reste de leur proie, puis je chevaucherai hors de la piste, entre la frontière et vous. Il faut que je vérifie quelque chose… N’oubliez pas mes ordres : ne vous arrêtez pas ! N’épuisez pas vos chevaux, mais avancez à un bon rythme. Et gardez les yeux ouverts. Si vous trouvez que mon absence dure trop longtemps, ne rebroussez pas chemin pour venir me chercher. Je sais ce que je fais… et vous n’auriez pas une chance de me trouver. Je vous rejoindrai dès que je le pourrai. Jusque-là, continuez d’avancer et ne quittez pas la piste !

Il sauta en selle et partit au galop.

— Ne vous arrêtez pas ! cria-t-il encore par-dessus son épaule.

Alors qu’il s’enfonçait dans la forêt, Richard le vit dégainer l’épée courte qu’il portait dans le dos.

Chase leur avait menti ! À coup sûr, il n’allait pas seulement enterrer une dépouille. Richard détestait le laisser seul face au danger, mais la frontière était son territoire et il savait mieux que quiconque comment protéger ses compagnons.

— Vous l’avez entendu, dit-il. Allons-y !

Dressés sur la piste qui longeait la frontière, de gros rochers les contraignirent plusieurs fois à faire un détour. Sous la frondaison de plus en plus épaisse, ils eurent vite le sentiment de cheminer dans un tunnel obscur. Se sentant oppressés, Richard et ses compagnons quittaient rarement du regard la forêt sombre qui s’étendait sur leur gauche. En chemin, des branches tendues en travers de la route les obligèrent plus d’une fois à se baisser vivement. Comment Chase pouvait-il se déplacer aussi vite dans une forêt si dense ?

Quand la piste redevint assez large, Richard chevaucha à côté de Kahlan de façon à la protéger de la frontière. Prêt à dégainer son épée à tout moment, il tenait les rênes de son cheval de la main gauche. Sous son manteau, sa compagne gardait les doigts près de la poignée de son coutelas.

Sur leur gauche, dans le lointain, montèrent des hurlements évoquant ceux d’une meute de loups. Mais ce n’étaient pas des loups.

Des créatures de la frontière !

Ils tendirent l’oreille. Terrifiés, les chevaux voulurent se lancer au galop. Ils durent les retenir, mais en leur laissant assez de mou pour qu’ils continuent à trotter. Richard comprenait la réaction des bêtes et il ne s’y serait pas opposé si Chase ne leur avait pas ordonné de ne jamais chevaucher à bride abattue. Le garde-frontière avait sûrement une bonne raison…

Quand les hurlements furent ponctués par des cris affreux qui firent se hérisser la nuque de Richard, il eut plus de mal encore à empêcher les chevaux de détaler. Une heure durant, ces sons angoissants parurent les accompagner. Résignés, ils continuèrent au trot, les tympans agressés par les rugissements des monstres.

N’y tenant plus, Richard tira sur les rênes de son cheval et se tourna sur sa selle pour faire face à la forêt. Chase luttait seul contre des abominations et il devait retourner l’aider !

— Richard, il faut continuer, lui rappela Zedd.

— On ne peut pas l’abandonner… S’il est en mauvaise posture…

— C’est son travail, laisse-le s’en charger !

— Aujourd’hui, il n’est pas là pour jouer les garde-frontière, mais pour nous guider jusqu’au défilé !

— C’est exactement ce qu’il fait, Richard ! Il a juré de te protéger au péril de sa vie. Il tient parole pour te permettre d’arriver à destination. Fourre-toi enfin dans le crâne que ta mission est plus importante que la vie d’un homme. Chase le sait. C’est pour ça qu’il ne veut pas qu’on revienne le chercher.

— Tu attends de moi que je laisse mourir un ami sans rien faire ?

Dans la forêt, les hurlements parurent soudain plus proches.

— Non, j’attends de toi que tu ne le laisses pas mourir pour rien !

— Mais nous pouvons le sauver !

— Ou mourir avec lui… fit Zedd.

— Il a raison, intervint Kahlan. Le vrai courage n’est pas de voler au secours de Chase mais de continuer notre chemin !

Conscient que c’était vrai, mais rechignant à l’admettre, Richard foudroya la jeune femme du regard.

— Un jour, tu seras peut-être dans la situation de Chase. Qu’aimerais-tu que je fasse ?

— Que tu n’ailles pas vers moi ! répondit Kahlan sans détourner les yeux.

Il la dévisagea, ne sachant que dire. Quand les cris se rapprochèrent encore, elle ne trahit aucune émotion.

— Richard, insista Zedd, Chase a l’habitude et il s’en sortira. Je ne serais pas surpris qu’il s’amuse comme un petit fou. Ça lui fera une histoire de plus à raconter au coin du feu. Tu le connais, non ? Certains de ses récits doivent même être vrais !

Furieux contre ses amis et contre lui-même, Richard talonna son cheval sans dire un mot. Kahlan et Zedd le suivirent en silence, le laissant à ses sombres pensées.

Comment Kahlan pouvait-elle croire qu’il l’abandonnerait ainsi ? Bon sang, elle n’était pas une garde-frontière ! Et si sa fichue mission était de sauver ses amis, les laisser mourir n’avait aucun sens.

N’est-ce pas ?

Richard essaya d’ignorer les hurlements des monstres. Au bout d’un moment, ce fut moins difficile, car ils redevinrent plus lointains.

La vie semblait absente de ce secteur de la forêt : pas d’oiseaux, de lapins ni même de petits rongeurs. Juste des arbres distordus, des ronces et des ombres… Richard tendit l’oreille pour s’assurer que les deux autres suivaient toujours. Pas question de se retourner et de les regarder en face !

Soudain, il s’avisa que les hurlements avaient cessé. Un bon ou un mauvais signe ?

Désireux de dire à Zedd et à Kahlan qu’il était navré de les avoir rudoyés – parce qu’il s’inquiétait pour un ami –, Richard n’en trouva pas le courage. Pour se consoler, il se répéta cent fois que Chase s’en sortirait. C’était le chef des garde-frontière, après tout, pas le dernier des imbéciles, et il n’aurait pas pris de risques inconsidérés. D’ailleurs, quel ennemi pouvait avoir raison d’un homme comme lui ?

Certes… Mais comment l’annoncer à Emma, s’il devait quand même lui arriver malheur ?

Bon sang, il ne devait pas lâcher la bride à son imagination ! Chase se portait comme un charme et il lui en voudrait à mort d’avoir pensé des idioties pareilles !

Reviendrait-il avant le crépuscule ? Dans le cas contraire, devraient-ils camper ? Non ! Il leur avait interdit de s’arrêter avant qu’il les ait rejoints ! Donc, ils chevaucheraient toute la nuit, s’il le fallait.

Richard frissonna, angoissé comme si les montagnes, qui semblaient se pencher vers eux, s’apprêtaient à les attaquer. Il n’avait jamais été aussi près de la frontière…

Sa colère retombée malgré son inquiétude pour Chase, il tourna la tête vers Kahlan, qui lui sourit. Il fit de même et se sentit aussitôt un peu mieux. De meilleure humeur, il tenta d’imaginer à quoi ressemblait cette forêt avant que tant d’arbres ne soient assassinés. Ce devait être un lieu magnifique, verdoyant, amical et paisible. Son père y était peut-être passé en revenant de la frontière avec le grimoire…

Près de l’autre frontière, y avait-il aussi des arbres morts ? Pour traverser, ne pouvaient-ils pas simplement attendre que cette frontière-là disparaisse également ? Devaient-ils vraiment faire un détour jusqu’au Passage du Roi ?

Mais pourquoi penser que voyager vers le sud était un détour ? Puisqu’il ne savait pas où aller dans les Contrées du Milieu, cet endroit en valait bien un autre. La boîte qu’ils cherchaient pouvait être n’importe où…

Richard n’avait plus vu le soleil depuis deux heures, mais il aurait pourtant juré qu’il se coucherait bientôt. L’idée de chevaucher de nuit dans ces bois lui déplaisait. Cela dit, la perspective d’y dormir semblait encore pire. Une deuxième fois, il se retourna pour voir si ses compagnons le suivaient.

Le bruit caractéristique d’un cours d’eau attira son attention. Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent devant une petite rivière qu’enjambait un pont en bois.

Richard tira sur les rênes de son cheval. Sans savoir pourquoi, il se méfiait de ce passage. Quelque chose clochait… et on n’était jamais trop prudent.

Il approcha de la berge et examina le pont, dont les piliers étaient fixés à des anneaux de fer enchâssés dans des blocs de granit. Mais les goujons brillaient par leur absence.

— Quelqu’un a piégé le pont, annonça Richard. Il résistera au poids d’un homme, mais pas d’un cheval. Je crois qu’on va devoir se mouiller !

— Pas question ! s’écria Zedd. Je déteste ça !

— Tu as une meilleure idée ?

Le vieil homme se prit le menton entre le pouce et l’index et fit mine de réfléchir.

— Oui. Vous traverserez et je tiendrai le pont. (Richard le regarda comme s’il avait perdu l’esprit) Allez-y, tout se passera bien.

Zedd se redressa sur sa selle, mit les bras en croix, paumes vers le ciel, inclina la tête et prit une grande inspiration, les yeux fermés. Sans grand enthousiasme, ses deux compagnons traversèrent lentement le pont Arrivés sur l’autre berge, ils se retournèrent et regardèrent le cheval du sorcier les suivre paisiblement. Son cavalier garda les bras tendus, la tête inclinée et les yeux fermés. Quand il les eut rejoints, il baissa les bras, rouvrit les yeux et regarda triomphalement ses amis.

— J’ai dû me tromper, dit Richard. Le pont aurait supporté le poids…

— Possible, fit Zedd, tout sourire.

Sans se retourner, il claqua des doigts. Aussitôt, le pont s’écroula, ses piliers immédiatement emportés et fracassés par le courant.

— Et possible que non… ajouta Zedd. Je ne pouvais pas le laisser comme ça. Quelqu’un se serait blessé en essayant de traverser.

— Un jour, mon vieil ami, dit Richard, il faudra que nous ayons une longue conversation au coin du feu…

Le Sourcier talonna son cheval. Haussant les épaules, Zedd regarda Kahlan, qui le gratifia d’un sourire ponctué d’un clin d’œil.

Ils continuèrent à suivre la piste sans cesser de surveiller les bois. Laissant son cheval trouver seul son chemin dans l’obscurité, Richard se demanda de quels autres prodiges Zedd était capable. Puis il passa à des préoccupations plus terre à terre. Combien de temps encore devraient-ils traverser ce cimetière végétal ? La piste allait-elle bientôt les en éloigner ?

La nuit, la vie reprenait ses droits, bruissant de cris étouffés et de sons furtifs. Quand son cheval hennit, effrayé par un mouvement dans l’ombre, le Sourcier lui tapota gentiment la tête. Puis il leva les yeux pour repérer un éventuel vol de garns. Peine perdue ! Dans cette forêt, on ne pouvait pas voir le ciel. Mais si des monstres volants les attaquaient, l’épaisseur des frondaisons et les entrelacs de branches les priveraient de l’élément de surprise, puisqu’ils feraient un boucan infernal. Au fond, les créatures qui vivaient dans les arbres étaient peut-être – pour l’heure – plus dangereuses que les garns. Richard ne savait rien d’elle et il ne brûlait pas de combler cette lacune…

Une heure plus tard, sur sa gauche, il entendit craquer des branches dans les broussailles. Quelqu’un ou quelque chose approchait !

Richard lança sa monture au petit galop et tourna la tête pour s’assurer que Kahlan et Zedd le suivaient. Leur ennemi invisible ne se laissa pas distancer. Tôt ou tard, il leur fondrait dessus. Bien entendu, il pouvait s’agir de Chase. Mais ça n’était pas sûr du tout…

Richard dégaina l’Épée de Vérité et talonna sa monture, qui passa au grand galop. Cette fois, il ne se soucia pas de savoir si Zedd et Kahlan le suivaient. Tout ce qui comptait, c’était de sonder les ténèbres pour identifier un éventuel ennemi. La colère, de nouveau libérée, monta en lui et l’emplit de chaleur et de vitalité. Les mâchoires serrées, il chargea, emporté par la rage de tuer. Le fracas des sabots de sa monture couvrait l’approche de son adversaire, mais il savait qu’il arrivait.

Une silhouette noire sortit du couvert des arbres pour se camper sur la piste, une dizaine de pas devant lui. Il leva son épée, imagina la façon dont il abattrait cet homme, et continua sa charge.

La silhouette ne broncha pas. Au dernier moment, Richard reconnut Chase. Une masse d’armes au poing, il la leva pour signaler à son ami de s’arrêter.

— Ravi de voir que tu es vigilant ! dit-il.

— Chase ! Tu as failli me faire mourir de peur !

— Tu m’as un peu inquiété aussi, mon garçon, admit le garde-frontière tandis que Zedd et Kahlan les rejoignaient. Chevauchez derrière moi et restez près les uns des autres. Richard, ferme la marche et ne rengaine pas ton épée.

Chase partit au galop. Ses amis le suivirent sans discuter.

Richard se demanda s’ils étaient traqués. Chase ne s’était pas comporté comme si un combat devait être imminent, mais il lui avait quand même dit de ne pas rengainer l’épée. Une bonne raison de ne pas relâcher son attention !

Ils chevauchèrent la tête rentrée dans les épaules, au cas où des branches basses se dresseraient sur leur chemin. Galoper à bride abattue en pleine nuit était risqué. Mais Chase savait ce qu’il faisait…

Ils atteignirent une bifurcation, la première de la journée, où Chase, sans hésiter, s’engagea sur le chemin de droite, qui s’éloignait de la frontière. En quelques minutes, ils sortirent de la forêt et découvrirent, au clair de lune, un paysage vallonné où se dressaient de rares arbres.

Chase ralentit enfin l’allure. Richard rengaina son épée et rattrapa ses amis.

— Que s’est-il passé ?

— Les créatures de la frontière étaient à nos trousses, répondit Chase en raccrochant la masse d’armes à sa ceinture. Quand elles ont déboulé pour vous traquer, je me suis chargé de leur couper l’appétit. Certaines ont battu en retraite. Les autres ont continué à vous pister sans sortir de la frontière, histoire que je ne puisse pas les combattre. C’est pour ça que je ne voulais pas que vous alliez trop vite. Dans les bois, je n’aurais pas pu suivre le rythme. En cas d’attaque loin devant moi, j’aurais été impuissant. À présent, nous nous éloignons de la frontière pour que les monstres ne sentent plus notre odeur. La nuit, suivre la piste principale est un suicide ! Nous camperons au sommet de la prochaine colline. (Il tourna la tête vers Richard.) Pourquoi t’es-tu arrêté alors que je te l’avais interdit ?

— À cause des hurlements, j’étais inquiet pour toi. Je voulais aller à ton secours. Kahlan et Zedd m’en ont empêché.

Richard s’attendait à de sérieuses remontrances, mais il se trompait.

— Merci de l’intention. Cela dit, ne refais plus jamais ça ! Pendant que vous polémiquiez, les créatures ont failli vous avoir. Kahlan et Zedd avaient raison. La prochaine fois, ne discutaille pas !

Richard sentit le rouge lui monter aux joues. Bien sûr que ses compagnons avaient eu raison ! Mais abandonner un ami n’en devenait pas plus facile.

— Chase, intervint Kahlan, en partant, vous avez dit que les loups s’étaient nourris. Vous ne mentiez pas ?

— Un de mes hommes est tombé… Avec ce qu’il en restait, je ne sais pas lequel.

Visage fermé, le garde-frontière continua en silence.

Ils campèrent au sommet de la colline, un point d’observation idéal. Chase et Zedd s’occupèrent des chevaux pendant que Richard et Kahlan allumaient un feu puis préparaient le repas. La jeune femme aida son compagnon à ramasser du bois mort. Quand il lui dit qu’ils faisaient une bonne équipe, elle eut l’ombre d’un sourire et se détourna. Mais il la prit par le bras et la força à le regarder.

— Kahlan, pour toi, je serais revenu sur mes pas, déclara-t-il, les mots ne suffisant pas à exprimer tout ce qu’il pensait.

— Richard, ne dis pas ça, je t’en prie… Il ne faudrait pas que tu ailles vers moi !

Kahlan se dégagea et regagna leur camp.

Quand Zedd et Chase approchèrent du feu, Richard vit que le fourreau fixé dans le dos du garde-frontière était vide. Il avait perdu son épée courte, plus une de ses haches de guerre et quelques couteaux. Cela dit, il restait loin d’être sans ressources !

La masse d’armes accrochée à sa ceinture était couverte de sang, comme ses gants, et des taches rouges constellaient ses vêtements. Sans un mot, il dégaina un couteau, dégagea un croc jaunâtre planté dans le bois de la masse, entre deux pointes, et le jeta négligemment par-dessus son épaule. Après avoir essuyé le sang sur ses mains et son visage, il s’assit avec les autres autour du feu.

— Chase, dit Richard en jetant un morceau de bois mort dans les flammes, par quelles créatures étions-nous poursuivis ? Et comment peuvent-elles sortir de la frontière ?

Chase prit une miche de pain et, à mains nues, s’en coupa un bon tiers.

— On appelle ces monstres des chiens à cœur. Deux fois la taille d’un loup, des poitrails énormes, des crânes plats et des gueules garnies de crocs… Très féroces ! Je ne peux pas te dire grand-chose sur leur couleur, parce qu’ils ne chassaient que la nuit… jusqu’à aujourd’hui. Mais dans les bois, il faisait trop noir pour que je les distingue bien. Et j’étais un tantinet trop occupé ! C’est la première fois que j’en vois autant ensemble…

— Et pourquoi les a-t-on appelés comme ça ?

— Les opinions divergent… Les chiens à cœur ont de grosses oreilles rondes et ils entendent très bien. Certains disent qu’ils repèrent un homme aux battements de son cœur… (Richard écarquilla les yeux, laissant Chase mâcher son pain pendant quelques secondes.) D’autres prétendent qu’ils doivent ce nom à leur façon de tuer. La plupart des prédateurs sautent à la gorge de leur proie. Pas ces chiens-là. Ils t’ouvrent la poitrine et t’arrachent le cœur ! Crois-moi, ils ont les crocs qu’il faut pour ça ! C’est ce qu’ils mangent en premier. En meute, ils se battent pour ce morceau de choix.

Zedd se servit un bol de ragoût et passa la louche à Kahlan.

— Et quelle est ton opinion ? demanda Richard, l’appétit coupé.

— Je ne me suis jamais assis tranquillement près de la frontière pour savoir s’ils entendraient battre mon cœur…

Il prit un autre morceau de pain et le mastiqua en regardant sa poitrine. Puis il retira sa cotte de mailles et exposa les longues zébrures qui couraient sur les chaînes d’acier. Des éclats de crocs étaient fichés entre les maillons. Et sa tunique de cuir dégoulinait de sang.

— Le chien à cœur qui m’a fait ça avait dans la poitrine la lame brisée de mon épée courte… Et j’étais encore sur mon cheval, à ce moment-là. (Il regarda Richard, le front plissé.) Ça répond à ta question ?

— Oui, mais pas à l’autre ! Comment font-ils pour sortir de la frontière ? Et pour y retourner ?

Chase prit le bol de ragoût que lui tendait Kahlan.

— Ils sont liés à la magie de la frontière, puisqu’ils ont été créés en même temps qu’elle. En somme, ils sont ses chiens de garde. Ils peuvent entrer et sortir librement. Mais leur autonomie est limitée, parce qu’ils ont un lien avec la frontière. Depuis qu’elle faiblit, leur champ d’action a augmenté. Désormais, la piste des Fauconniers est dangereuse, mais tout autre itinéraire aurait allongé le voyage d’une semaine. Jusqu’à Havre du Sud, le chemin latéral que nous avons pris est le seul qui s’éloigne de la frontière. Je devais vous rejoindre avant la bifurcation. Sinon, nous aurions dû passer la nuit dans la forêt, avec les monstres. Demain, en plein jour, quand ce sera moins risqué, je te montrerai comment la frontière s’affaiblit.

Richard hocha la tête. Un moment, tous se murèrent dans leurs – noires – pensées.

— Ils sont roux… souffla soudain Kahlan.

Ses trois amis la regardèrent, stupéfaits.

— Les chiens à cœur sont roux et ils ont le poil court, comme sur le dos d’un daim. Dans les Contrées du Milieu, on en voit partout, parce qu’ils ont été libérés au moment où l’autre frontière a disparu. Comme ne plus avoir de mission les a rendus fous, ils se montrent même en plein jour…

Les trois hommes assimilèrent ces révélations dans un lourd silence. Zedd en cessa même de manger.

— De mieux en mieux… souffla Richard. Et quelles autres horreurs nous réservent les Contrées du Milieu ?

Ce n’était pas une question, plutôt l’expression de sa frustration.

Kahlan répondit quand même.

— Darken Rahl lâcha-t-elle, le regard lointain.

La première Leçon du Sorcier -Tome 1
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